Wet Moon : un manga br(u)illant

De Bambi à Wet Moon, en passant par Soil, Atsushi Kaneko laisse derrière lui la mue d’un Sogo Ishii griffonné afin d’embrasser les ailes d’un David Lynch de papier et les hauteurs promises à celles-ci : la lune, rien que ça !

Nous sommes en 1966 à Tatsumi. Dans une chambre de l’auberge Tanaka où gît le corps éventré d’une geisha une télévision se fait entendre : « Vous venez de voir les clichés panoramiques de la lune transmis par la sonde exploratrice Luna 9. L’Union Soviétique devance ainsi les États-Unis en réalisant le premier alunissage de l’histoire de l’humanité. Depuis le vol de Gagarine, l’URSS a pris la tête de la conquête spatiale. »

« Au fait, les ricains avaient pas dit qu’ils enverraient des hommes sur la lune d’ici la fin des années 60 ? »

« Heiiin ?! F-f-faut qu’ils se magnent, alors ! »

« Mouais… Surtout que cette grande gueule de Kennedy s’est fait dessouder, depuis. »

Les trois inspecteurs, manifestement peu intéressés par la scène de crime, poursuivent ainsi leur discussion animée par la course à l’espace, avant que leur collègue Sata ne tente d’y mette un terme : « Il n’y a absolument aucune chance pour que les hommes aillent un jour sur la lune. » C’est un avis, mais n’en déplaise à Sata les américains et les soviétiques ne sont pas les seuls à désirer fouler le sol du satellite naturel puisque le Japon, du moins le Japon de Wet Moon, projette lui aussi d’entrer dans la course. Ce notamment grâce à un récepteur expérimental que seul parviendra à concevoir un employé des ateliers Hamano : Mitsuo Shindô, artisan retrouvé démembré quelques temps après la conception de l’objet. La responsable, Kiwako Komiyama, secrétaire des ateliers Hamano et maîtresse de Shindô, ne tardera pas à être suspectée, mais parviendra à échapper aux mains de la police au terme d’une course-poursuite avec l’inspecteur Sata. Rencontre fugace à laquelle il devra un moment passé dans le coma, une large cicatrice qui lui raye la tempe droite, perte de connaissance, amnésie, ainsi qu’une obsession démesurée pour celle qui lui a échappé.

Le lecteur prend ainsi la traque en cours et Wet Moon se fait manga à trou, la réalité se délite, creusée, rongée par des aplats de noirs empruntés à Charles Burns qui envahissent chacune des planches et nous perdent. J’évoque Charles Burns, Casterman, responsable de l’impeccable édition française de Wet Moon, mentionne Paul Pope, mais aussi et surtout, dans un tout autre domaine, David Lynch.

Passionné de cinéma, Atsushi Kaneko est aussi réalisateur, notamment de Mushi (adaptation de la nouvelle d’Edogawa Ranpo, également transposée en manga par Suehiro Maruo) un des quatre segments de Ranpo jigoku. Wet Moon devait d’ailleurs être adapté au cinéma par son auteur, d’où la nature particulière du manuscrit : comme coincé entre le manga et le story-board. J’ai eu l’impression d’avoir d’avantage entendu que lu Wet Moon et ainsi véritablement éprouvé l’œuvre. Grâce au cadrage d’une part, mais aussi à travers les intempestives bulles pleines de bruits qui envahissent celui-ci. Des crissements migraineux qui agitent Sata, aux halètements rythmés qui noient chacune des courses-poursuites, en passant par l’audible suintement des corps poisseux de la faune de Tatsumi, Kaneko fait des planches de son manga du papier à musique. Un travail sur le son qui renforce encore d’avantage l’immersion et n’est pas sans rappeler, entre autres, le bruyant Eraserhead de David Lynch. Sons dont Kaneko se sert pour perdre encore d’avantage le lecteur, lui permettant d’accompagner les pertes de mémoire et connaissances de Sata. Ces fameuses transitions sont aussi, bien évidemment, visuelles. Ainsi en dessinant un œuf sur le plat, l’artiste évoque la lune, l’un de ses cratères, et lorsqu’il en crève le jaune celui-ci se transforme en une mare de sang s’échappant d’un macchabée. Inventive, l’illustration nourrit ainsi la sinueuse narration et nous invite à lâcher prise, accepter de ne pas tout comprendre, entrer dans la tourmente, ballotté par le trait d’Atsushi Kaneko.

Des raccords formels empruntés au montage des films de Satoshi Kon et le génie avec lequel ce dernier brouille les frontières du réel et de l’imaginaire, sans même épargner les lignes temporelles.« Si notre destin est de quitter un jour cette planète et de prospérer à travers l’univers… La folie est peut-être l’instrument dont on nous a doté pour y parvenir… » déclare Tamayama, un mystérieux indic’ cousin germain du nain résidant de la red room de Twin Peaks. C’est d’ailleurs, vous l’aurez certainement compris, autour de cette folie que Wet Moon, fascinant film noir couleur de jais, s’articule. De quoi, soyez en sûr, vous mettre en orbite trois tomes durant et pourquoi pas même aspirer à l’alunissage.

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