Peinture de Christian Scha, intitulé “Sonia” présent en couverture de l’édition folio de Complicité
Qu’on apprécie ou non le genre policier, qu’on ait un goût avisé pour le meurtre, ses assassins ou ses victimes, il est difficile de contester son omniprésence dans notre vie. Les séries policières qui pullulent sur nos écrans de télévision sont la manifestation la plus évidente de cette omniprésence. On pensera également aux journaux télévisés ou papiers qui collectent avec une gravité toujours glaciale chacun des dérapages de notre formidable société d’êtres civilisés mais aussi aux romans et jeux vidéos ou encore aux téléfilms sur Hercule Poirot ou Sherlock et patati et patata… (oui cette expression mérite d’être encore utilisé aujourd’hui)
Il y a cependant un cas, moins courant, que peu d’entre vous, chers lecteurs, ont pu connaitre au cours de leur vie. Qui parmi vous peu attester avoir été un des figurants d’une enquête policière, d’un drame ou la vie est en jeu, ou le mal s’incarne dans une personne l’espace d’un instant ? Ne répondez pas si vous faites parti des criminels.
Le roman dont il est question aujourd’hui ne vous rendra coupable d’aucun crime. Il ne vous y invitera pas non plus mais vous plongera plus qu’aucun autre dans l’intimité de cette relation froide et charnelle qui lie un assassin à sa victime, qui dès la première ligne vous met face à un anti-climatique et inévitable compte à rebours jusqu’à la mort.
Détail particulier avant d’en parler, les éditions Folio intervertissent les titres des œuvres Francis Iles. Aujourd’hui nous parlons de Préméditation (Before the fact en anglais) publié en 1939 qui est connu sous le titre Complicité aux éditions Folio. Complicité (Malice Afterthought en anglais) publié en 1932 est lui connu sous le titre Préméditation chez Folio. Je n’ai pas trouvé la raison de ce mélange mais pour les besoins de l’article j’utiliserai le titre anglais qui illustre bien le sujet du livre.
Francis Iles nous invite dans Before the fact à suivre la romance plutôt ordinaire de Lina et Johnnie. Alors qu’ils sont à une fête ou se rassemblent quelques membres de la campagne bourgeoise de la Grande Bretagne du XXe siècle, ceux-ci se rencontrent et finissent après de multiples rencontres par tomber amoureux l’un de l’autre.
S’ensuit un mariage puis une vie de couple accompagnée de ses tracas avec les défauts d’un mari et d’une épouse dont les personnalités ne peuvent pas toujours coller. Lina est une femme intelligente, à peu près charmante mais bornée et peureuse. Johnnie un bel homme confiant mais joueur et dragueur. Chacun ont des amis, dont ils s’accommodent avec plus ou moins de mal, un train de vie que l’on découvre au fil des pages et au final tout paraitrait ordinaire si dès le premier paragraphe, Francis Iles n’avait pas énoncé la prophétie qui finirait par s’abattre.
Lina finira morte, des mains de son époux.
“Les criminels ont des mères, des maîtresses, voire des femmes légitimes. Lina Aysgarth vécut près de huit ans avec son mari avant d’apprendre qu’elle avait épousé un assassin.”
S’il n’est pas courant d’annoncer dès le début l’assassin d’un roman, le procédé est utilisé pour créer des attentes. Comment Lina, jeune épouse va-t-elle rencontrer sa mort ? Comment Johnnie va se révéler être son assassin ? Qu’est-ce qui pourrait le pousser à tuer sa femme ? Là ou l’utilisation est particulièrement brillante est dans sa manière de nous donner envie de voir apparaitre rapidement les éléments qui vont amener à cette conclusion.
Il y a quelque chose d’amère et de tordu dans ce désir. Au fil de la lecture, le lecteur devient autant animé par l’envie de voir Lina morte que son séduisant mari. Fragile personne, souvent troublée, victime amoureuse, Lina fait figure de cible idéale à exacerber des envies de meurtre dans ce tranquille décor de campagne anglaise s’étalant sur près d’une dizaine d’années.
” “A la campagne, dit Lina, on ne choisit pas ses amis ; on accepte avec reconnaissance ceux que la Providence a disposés alentour”. Elle rit, consciente d’avoir dit quelque chose d’amusant en présence de son beau-frère. Cécil remuait son café et considérait le liquide contenu dans sa tasse comme s’il recélait les secrets de l’univers.”
Dans la lignée des personnages aux innombrables défauts que l’on parvient tout de même à apprécier, la Lina de Francis Iles est un exemple de ce qui se fait mieux : amoureuse assidue à en être bête, pleurnicharde, autoritaire et naïve. Lina comme les autres protagonistes de Before the Fact sont des portraits décalés et ridicules qui participent à créer ce ton ironique prisé des œuvres de l’auteur, qui n’hésite pas à parler de choses graves ou à dépeindre cette société riche avec un humour sobre et efficace.
“Lina avait entamé une laborieuse conversation avec Lady Fortnum, une petite personne sèche et dure, aux yeux saillants, aux cheveux fous, qui ne jouait pas au tennis, mais ne se gênait pas pour expliquer comment il fallait jouer. Elle était fille d’un riche filateur de Lancashire. Son grand-père avait travaillé comme ouvrier dans la filature que son père possédait actuellement , et elle en était très fière.”
On découvre en Johnnie un homme débordant de confiance, à l’aise socialement, attentionné et beau. Il n’est pas parfait, inspire l’inquiétude auprès de sa famille mais ravit le cœur des femmes de la région. Un gentleman qu’on imagine volontiers dans les bras de multiples femmes mais dont on découvre rapidement la sincérité. Johnnie aime Lina. C’est une certitude qu’elle acquiert dès le début, dont elle observe la confirmation tout le long mais qui entre petit à petit en contradiction dans son esprit avec les premières bêtises de son mari.
Amateur accro aux jeux de courses, autant inconscient que calculateur : Johnnie n’hésite pas à mentir, à dilapider secrètement des sommes monstrueuses d’argent pour pouvoir continuer à se divertir et jouir d’une vie tranquille. Pourtant Lina lutte, elle oblige rapidement son mari à travailler, refusant de voir en ce mari qu’elle idolâtre, un paresseux dépendant de la rente annuelle dont profite sa femme.
Rapidement Lina infantilise Johnnie. Il est autant l’homme qui la comble de compliments que l’enfant incapable de gérer son argent et ses caprices. Elle en devient responsable. Elle est pris au piège par cet amour débordant qui la pousse à se surpasser auprès de son entourage lors des parties de tennis et vis-à-vis des attentes qu’elle a pour son mari, que cela la mène à s’épanouir ou à s’enfoncer de plus en plus dans cette relation perverse.
“Ce fut une semaine plus tard que Lina constata la disparition d’une bague : le diamant que Johnnie lui avait donné le jour du Grand National […] Cette bague représentait pour elle un symbole de la générosité de Johnnie et de l’affection qu’il lui portait. A chaque fois qu’elle s’était irritée contre lui, elle s’était souvenue qu’il avait tout d’abord pensé à elle, en cette mémorable occasion. C’était le symbole de l’amour de Johnnie. Et la bague avait disparu.”
En ayant tous les ingrédients d’une romance, d’une tranche de vie calme avec ses affaires de voisinage, ses soirées et ses disputes, Before the fact devient progressivement un long moment de stress, de paranoïa et de suspense. Les mots de la prophétie du départ multiplient leurs sens. Est-ce vraiment un assassinat qui se profile ? Johnnie est-il bien responsable de ce crime ? Lina ne se fait-elle pas d’idées ?
La sobriété d’Anthony Berkeley permet d’apprécier les années qui passent, le temps qui défile, sans s’ennuyer une seconde, ne posant que le nécessaire : tout ce qu’il faut pour tourmenter l’esprit. Si l’élément de résolution est connu et semble plutôt simple, le chemin qui y mène n’apparait que rarement évident. On s’énerve de Lina qui ne sait que faire de Johnnie mais on comprend ses doutes : Comment faire pour se détacher d’un homme qu’on aime malgré soi ?
Au fur et à mesure l’assassinat de Johnnie prend un sens différent. Il ne s’agit pas de supprimer une vie mais s’en emparer entièrement. Et même si Johnnie, personnage atypique, ne semble pas être conscient de toute sa puissance, il marque l’esprit et le corps de cette femme qu’il aime tant. Et tout le long, ces bêtises qui paraissaient de plus en plus terribles, poussant le couple jusqu’à la rupture, viennent confirmer et annuler successivement les émotions du beau jeune homme qui, au cours d’un pique-nique hasardeux avait porté son regard sur sa proie avec autant de désir que d’appétit.