Sans Remords et la fin d’une époque

Il faut lire les classiques. Ces talents venus d’âges d’or indépassables qui n’auront plus jamais d’équivalent. C’est la rengaine des écoles, des puristes, des passionnés d’une culture des anciens temps qui donne autant d’amour pour la belle et grande Lettre que pour le mobilier vintage. Inconsciemment ou à moitié avoué, nous lisons aussi V. Hugo ou Tezuka avec des regards de nostalgiques ou d’historiens sans se rendre compte que nous ne vivons pas les mots qui ont animé la plume de ces auteurs.

Est-ce un mal pour autant ? J’ai plus envie de croire que les classiques sont uniquement ces œuvres d’antan qui nous sont accessibles par un heureux concours de circonstances et sonnent encore juste dans nos cœurs. Ces œuvres semblent ainsi demeurer alors même que notre perception ne peut s’empêcher de les altérer. Alors qu’en reste-t-il ?

Ce que je théorise maladroitement avec mes petits mots c’est mon dépit devant Sans Remords, un des derniers romans qu’il me restait à lire d’Anthony Berkeley. Un auteur de roman policier qui me fait vibrer pour son humour noir mais qui se situe déjà à une centaine d’années de nous. J’ai déjà parlé de lui sous son autre pseudonyme, Francis Iles, à l’occasion de Before the fact ou son talent mettait en scène un cadre aussi inoffensif que toxique : Lina craignait son mari de la même manière qu’on adore un chat et déteste ses griffes sans jamais savoir quand elles frapperont.

Sans Remords se rapproche davantage d’une énigme classique. Bienvenue à Annepenney, une ville entre le Somerset et le Dorset. Une intoxication alimentaire a ruiné les jours d’un homme admirable mais des soupçons se lèvent pour contredire la thèse de l’accident. Ou se trouve l’originalité du récit ? Il n’y a pas de détective, pas de personne très savante, beaucoup de commérages mais surtout rien de très extravagant dans un petit village bourgeois d’Angleterre. Tout ce qu’il reste c’est l’alchimie naturelle des lieux produisant des actions aussi prévisibles que stupides. Certains se cachent, quelques uns cachent des choses, d’autres théorisent, accusent ou calment le jeu : on cherche le suspect parfait dans le groupe d’amis du mort mais on prie à tout prix pour que ce soit un accident.

Au centre de ce petit désordre, notre narrateur, le pomiculteur Douglas s’attriste mais devient malgré lui le témoin de toutes les intrigues autour de l’affaire John Waterhouse. Spoiler par l’auteur : c’est lui qui résoudra l’enquête. Douglas est sans aucun doute l’une des forces du récit : un homme absolument commun auquel il est facile de s’identifier et qui sert d’œil par lequel on découvre consciemment ou non tous les indices de l’affaire. C’en est rapidement un jeu, si Douglas en est capable vous devriez l’être aussi.

Mieux encore c’est un véritable défi orchestré par Berkeley. Le roman avant d’être entier s’est fait connaitre en tant que feuilleton et a invité chacun de ses lecteurs à deviner la fin avant la parution du dernier chapitre. Rien d’inédit pour autant : les feuilletons sont monnaie courante au début du XXe siècle mais il faut retenir ceci :

“ce roman [était] considéré par beaucoup comme le chef d’œuvre d’Anthony Berkeley”

souligne la quatrième de couverture de l’Edition du Masque.
Par George Morrow du Jugged Journalism

Effectivement, Sans Remords est un bon récit : la tension est palpitante, la panoplie de personnages est belle à contempler et à moquer et on ne cesse d’être baladé par les hypothèses. Pourtant il y a bien des choses qui bloquent.

Je pense que pour adhérer à l’idée que Sans Remords puisse être le chef d’œuvre d’Anthony Berkeley il aurait fallu que je vive sa lecture au moment de sa parution. Nous sommes en 2020 et qu’importe ce qu’en disent certains les temps et les mœurs ont changé. Le problème c’est que Douglas non. Si le lecteur de revue littéraire peut s’identifier à Douglas, ce n’est peut-être pas notre cas et ce n’est certainement pas le mien.

Le début du XXe siècle c’est une époque ou la peine de mort était encore une question pour beaucoup de pays, une époque ou les femmes avaient des tâches d’épouses, une époque ou l’auteur dans toute sa splendeur était bourgeois. Ce n’est pas un problème d’adhérer ou non à ces représentations mais c’en est un de lire ce monde avec les yeux d’un inconnu qui doit vous paraitre semblable.

A l’inverse il y a tant de critères qui jouent dans la création d’un personnage qu’il me parait tout à fait normal d’apprécier le grand détective de Doyle, le vengeur de Dumas, l’espiègle de Leblanc et même la Lina de Berkeley. Ils remplissent d’autres fonctions dans leur récit, répondent à d’autres besoins, sont écrits sous d’autres motivations et peuvent par moment échapper à l’érosion du temps.

Pour reprendre l’introduction, on doit surement beaucoup au hasard et à des circonstances qu’on ne pourrait s’expliquer pour que certains auteurs continuent de nous toucher des centenaires plus tard. De la même manière que des comédies romantiques des années 2000 sonnent déjà de travers aujourd’hui. Je ne m’étonne du coup pas d’en voir certains continuer à me vendre du rêve, à forger mon imaginaire mais Douglas finira aux chiottes.

Alors faut-il lire Sans Remords ? Si Anthony Berkeley est toujours un de mes auteurs préférés, c’est qu’il y a quelque chose qui me plait lié à son humour noir, à sa manière de tourner en dérision toute sa société dans une vaste chambre close. Sans Remords n’est du coup peut-être pas le récit qui me touche le plus mais il conserve ces qualités que je ne peux que vous recommander. Rien que pour vous désespérer de l’innocence de Douglas, pour vous moquer de la femme du défunt, s’agacer du docteur et voir tout un village s’embraser autour d’un fait divers.

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Photo de Nick Fewings sur UnsplashGold Hill, Shaftesbury, UK
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